L'Oblat

Joris-Karl Huysmans (1903)

Par suite d'un compromis, entre l'abbaye et le presbytère, il avait été convenu que les religieux occuperaient l'église le dimanche de Pâques, mais que l'honneur de bénir l'eau baptismale, le samedi, reviendrait au curé. Il opérait donc, entouré de toute la communauté qui le servait, et il savait à peine son métier et mêlait la prononciation française de son latin à la prononciation italienne des pères.

Pour des gens habitués de longue date à entendre les « um » prononcés « oum », les « us » prononcés « ous », les « ur » prononcés « our », les j devenus des y, pour les gens accoutumés au chuintement du C qui mue, par exemple, le mot « coelum » en celui de « tchoeloum », le latin à la française était déjà un peu embarrassant ; il eût été néanmoins supportable, seul ; mais, mélangé à l'autre manière de le proférer, il tournait à la cacophonie.

Document ou fiction ?

Le concile Vatican II de 1962 a permis aux églises du monde entier de dire la messe dans leur langue propre. Auparavant, la messe était dite en latin, de préférence prononcé à l'italienne. Mais cela n'a pas été toujours le cas, bien au contraire : en effet, jusqu'au début du XXe siècle, chaque église prononçait le latin à sa façon dite vernaculaire : les Allemands comme l'allemand, les Français comme le français (dit à la gallicane ou à la française), les Espagnols comme l'espagnol (de vieux prêtres espagnols officiaient encore ainsi dans les années 1980 !), etc.

Les communications se faisant alors plus rapidement sur toute la planète, par la radio notamment (un début de la mondialisation !) et les érudits ayant défini une nouvelle prononciation du latin, dite restituée (avec une consonne 'c' plus dure notamment) que notre école républicaine enseigne, un besoin d'unification s'est fait sentir. Ainsi, depuis le Motu proprio du 22 novembre 1904 du pape Pie X sur la musique sacrée, l'Eglise recommande à tous les fidèles de prononcer le latin à l'italienne, more romano. Pie X le présente ainsi dans une lettre datée du 10 juillet 1912, adressée à Mgr Dubois, archevêque de Bourges : « On cherche en conséquence à rendre plus parfaite, selon les meilleures règles de l'art, l'exécution des mélodies grégoriennes, ramenées par Nous à leur ancienne forme traditionnelle. ».

Comme toute réforme, elle a mis du temps à être acceptée et appliquée, ainsi on estime que les chrétiens français ont abandonné la prononciation gallicane du latin au milieu du XXe siècle, après la deuxième guerre mondiale. Notons que cela n'était pas un enjeu de l'opposition séculaire entre les courants gallicans et ultramontin, même si la fin de cette opposition est contemporaine de la convergence des différentes prononciations du latin dans le monde. Les protestants formant une Eglise séparée, ils n'étaient pas concernés ; cela explique pourquoi le latin est toujours prononcé à l'allemande actuellement en Allemagne.

Quelles sont donc les différences amenées par cette prononciation à la française ?

C'est une prononcation très proche du parler français. Elle est d'ailleurs toujours en vigueur pour les mots latins utilisés au quotidien dans notre langue française, que nous marquerons d'une astérisque *.

Le 'c' et le 'j' sont les mêmes qu'en français : 'faciam' se prononce comme le mot français 'facial', 'ecce' et 'excelsis' comme 'excès', 'coeli' se prononce 'céli'. Ainsi de et cetera* ou cætera*, accessit*, satisfecit*. 'Pie Jesu' ou 'Jerusalem' font entendre le 'j' et le 'u' français de 'juteux'.

Ce 'u' français, que le monde entier nous envie, se retrouve ainsi dans la plupart des mots comme 'lux', 'hymnus', 'reddetur', 'animabus', 'tuis' ('tu-i-sse'), 'deus' ('dé-usse') ou encore 'suscipe' ('sussipé'). On l'entend encore dans rébus*, cubitus*, radius*, processus*, lapsus*, mordicus*, casus belli*. On le retrouve aussi dans 'qu' devant un 'i', comme dans 'requiem' et 'quia' où on entend le 'cui' de 'cuillère'. Partout ailleurs, 'qu' fait entendre 'ou' dans les mots courts comme dans 'quam', 'quem', 'quondam'.

La Corse d'Astérix

Le 'u' a cependant d'autres prononciations particulières : 'um' se prononce comme le mot 'homme', ainsi dans 'dum', 'votum', 'paradisum', 'eum' ('éomme'), 'obscurum' ('obscuromme'), sæculum ('séculomme') ; 'quarum' se dit comme le mot français aquarium*.

Ce dernier mot montre la survivance en français de cette ancienne prononciation dans notre parler de tous les jours, tout comme géranium*, album*, minimum*, référendum*, ultimatum*, sérum*, curriculum*, opossum*, décorum*, plenum* etc. Dans la bande dessinée Astérix le gaulois, l'auteur glisse des jeux de mots dans tous les noms en latin, mais il faut cette prononciation à la française pour les comprendre : les camps retranchés Petitbonum et Babaorum cachent Petit-Bonhomme et Baba-au-rhum... Dans la carte de Corse ci-contre, on voit (avec bonheur) jusqu'où ce concept a été exploité. Pour l'anecdote, nous sommes en 1960, hors contexte liturgique, et les auteurs ont 34 et 33 ans.

La syllabe 'un' se prononce 'on' ('hunc', 'sunt', 'mundi', 'profundo' s'entendent 'onque', 'sonte', 'mondi', 'profondo') ou 'un' ('defunctis', 'defunctorum' s'entend comme le mot français 'défunt'). Enfin la syllabe 'au' se prononce 'o' tout simplement : 'laudis', 'exaudi', 'paupere'.

Pour ces nasales, comme 'un', 'en', 'an', 'in' ou 'on', la prononciation ne peut être tout à fait tranchée, puisqu'elle suivait tant les modes, les accents des rois, que celui des régions. On retrouve ainsi les distinctions entre langue d'oïl et langue d'oc ; on pourra alors prononcer 'movendi' et 'omnipotens' avec un 'an' et sans 's' (à la parisienne), ou plutôt un 'in' ou 'insse' (à la toulousaine) comme dans 'hé ben', consensus*, pensum*, memento*, referendum*, agenda* ou... 'Bibendum'. Cette prononciation fait d'ailleurs toujours débat, en Occitanie même, par exemple pour la prononciation de la ville de Saint-Orens, en banlieue toulousaine... Le 'en' semble cependant souvent nasalisé : comme dans 'ventris', 'venturus'. En revanche, pour 'ent' en fin de mot, il semble que la prononciation occitane prévale : 'dicent' et 'placent' deviennent 'dissinte' et 'plassinte'. De même, le mot 'in' se dit toujours 'i-ne', et 'in' et 'an' semblent très souvent nasalisé : 'inferni' sonne comme le mot français 'interdit', 'transire', 'suscipiant' comme 'devant', sans 'n' ni 't' final. On dit encore en français : memorandum*, distinguo*. Pour 'on', on entend toujours le 'n' en fin de mot : 'non', 'Sion', 'eleison' (cela vaut aussi pour les mots grecs utilisés dans la liturgie !). Devant une consonne, il peut être nasalisé, comme dans 'quondam' pour donner 'cou-on-damme'. Le 'ou' entendu dans 'qu' peut disparaître, comme dans 'sequestra' ou 'sequentiam' qui s'entendent alors comme les mot français 'séquestre' et 'séquence'. On entend ce phénomène dans des mots repris en français : quidam*, 'le quorum* est atteint', quasi* (parfois prononcé avec un 'ou'). Le 's' de 'transire' pourrait être tout aussi bien 'z' (comme dans 'transition') que 's'. Le 'r' est bien roulé (et fortement) comme dans le Sud.

Ainsi au fil des albums d'Astérix le gaulois, qui présente alors un intérêt linguistique inattendu, on voit que la syllabe 'in' est nasalisée, comme dans 'intérêt' et 'nombril', et que des libertés sont prises avec 'tunc', qui doit curieusement se prononce 'tinque'.

Ces autres syllabes suivent la prononciation du français : 'ai' de 'laicus' comme 'laïc', 'ay' de 'Raymundi' comme 'Raymond', 'eu' de 'Eusebii' comme 'Eusèbe', 'ch' de 'Eustachi' comme 'Eustache'.

Le 'g' est aussi le 'g' français. Devant 'e', 'i', 'æ' et 'œ', il est mou sans le 'd' qu'on entend en italien : 'Regina', 'virgine' ou 'regem' font entendre simplement le 'g' du mot français 'régime'. 'Crucifige' se prononce comme les mots 'crucifix' et 'geai', 'angelorum' se prononce 'angéloromme'. Ailleurs, y compris dans 'gn', il est dur : 'ego', 'agnus' ('ag-nusse'), 'ignem', 'magna', comme en français dans magnum*.

La syllabe 'ti' se prononce 'si' quand elle est suivie d'une voyelle et précédée de toute lettre, sauf s, x et t. Ainsi 'gratia' se prononce comme le mot 'gracieux' en français, et aussi 'tertia', 'etiam', avec un léger détachement du 'i', 'tentationem' (comme 'tentation') ou 'loquentium' ('locou-èn-ssi-omme' ou plutôt 'loc-en-ssio-omme'). On l'entend encore dans la locution utilisée en français : a fortiori*. Dans les autres cas, se prononce 'ti' ('hostia' comme 'hostie' en français, 'modestia', 'iustior'), mais aussi pour l'infinitif des verbes déponents : 'pati' donne sa prononciation à 'patier' et 'patior', 'verti' et 'converti' entraînent 'vertier', 'convertier'.

Le 's' entre deux voyelles se prononce bien 'z' ('miserere', 'paradisum' comme 'misère' et 'paradisiaque'), et c'est bien une différence notable avec la prononciation italienne, où le 's' n'est jamais 'z', mais un 's' adouci. Voilà un point de réforme qui n'est jamais entré dans les mœurs en France...

On peut entendre cette prononciation dans la série des films Don Camillo (qui débute en 1952) avec Fernandel. Gainsbourg la fait entendre également dans sa chanson Requiem pour un con enregistrée en 1967.

Quelle application pour la musique française ?

Il est alors clair et évident que les auteurs français antérieurs au XXe siècle ont écrit leur musique avec cette prononciation à l'oreille (Bouzignac, Des Prés, etc.) puisqu'elle n'est appelée (par le Pape lui-même !) à changer qu'en 1904, comme on l'a vu plus haut, et dans l'optique de redonner ses couleurs d'origine au chant grégorien. Dans le cas de Bouzignac, dans son Ecce homo (prononcé 'ècsé homo', remarquons qu'il est plus facile de prononcer 'crucifige', trois fois en allegro, 'crussifigé' que 'croutchifidgé' !

Pour les auteurs à cheval sur les deux siècles, on peut se poser la question, suivant l'âge, l'origine et la position du compositeur après 1904. Saint-Saëns (1835-1921, 69 ans en 1904) a sans aucun doute écrit en 1860 son Ave verum corpus avec la prononciation française : 'avé verom corpüs', etc.

On pourra alors adapter la prononciation des syllabes nasalisées selon l'origine du compositeur et les conditions de présentation de l'œuvre à son époque.

En revanche, Duruflé (1902-1986, 2 ans en 1904...) a bien écrit ses motets, son Requiem avec la prononciation italienne. Tout comme Francis Poulenc (1899-1963, 5 ans en 1904). Ils ont grandi avec la prononciation romaine, alors mieux installée en France.

Cela étant dit, n'oublions pas que pour une exécution dans un cadre liturgique, la prononciation à l'italienne est de rigueur, même pour les œuvres du passé !

Le Requiem de Fauré

Gabriel Fauré (1845-1924), natif de Pamiers dans le Sud de la France et maître de chapelle à la Madeleine à Paris, a 59 ans en 1904 et a déjà composé son Requiem (prononcer 'récuillème') entre 1887 et 1900. Il le compose donc avec les « couleurs » du latin à la française. Nous pouvons comprendre ce que cela implique sur deux exemples concrets.

Le 'Pie Jesu' se prononce donc avec un 'j' français comme dans 'Jésus', vraie consonne qui donne une attaque sur la quarte montante. La prononciation italienne, elle, remplace le 'j' par la semi-consonne 'y', qui fait alors redite avec le 'yé' de 'Pie', ce qui donne un surprenant (pour Fauré) 'Piyéyézou' et adoucit (voire occulte) l'attaque sur la quarte.

Dans l'Agnus Dei, le mot 'lux', qui signifie lumière, est tenu par les sopranos, durant cinq temps et a capella. Le 'u' français apporte une clarté nécessaire, quand le 'ou' italien de 'loux' assombrit considérablement ce passage étroit (chanté par un seul pupitre a capella) de la mort à la lumière éternelle : « sepiternam requiem / lux æterna ». On voit bien que changer de prononciation, c'est changer la couleur de l'œuvre, tout comme changer les couleurs sur un tableau !

Fait extraordinaire, il est parvenu jusqu'à nous un enregistrement de ce Requiem avec cette prononciation, un 78 tours de Gramophone datant de 1930, soit 6 ans seulement après la mort de Fauré ! Il est l'œuvre du chef d'orchestre Gustave Bret et du Chœur de la Société Bach. On retrouve toutes ces couleurs insoupçonnées ! Les 'r' soigneusement roulés, tant par les solistes que par les choristes. On entend les 'u', les 'g', les 'um', le 'in' nasalisé dans 'inferni' et 'movendi'.

Mais la réforme linguistique a 24 ans déjà, et une guerre mondiale a passé. Alors on entend, ici et là, comme dans l'Oblat de Huysmans, quelques confusions de prononciations parmi les choristes pour les nasales, où le français se mêle à l'italien : 'defunctorum', 'profundo', 'sunt'. Quelques consonnes apparaissent parfois dans les nasales, comme le 'n' dans 'adventu'. Quelques-unes de ces « nouveautés » s'entendent parfois chez le soliste baryton, Louis Morturier, sans doute déjà habitué à la nouvelle prononciation. Ainsi il dit un 's' dans 'transire'.

 

Cet enregistrement nous plonge dans un passé linguistique qui nous semble bien loin et dont les tentatives de restitution, par Philippe Herreweghe en 2002, ont paru bien exotiques.

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Bertrand Ollé-Guiraud